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Une arène inondée de soleil

                                                                                           « Le Torero qui ne connaît pas sa bête

                                                                                               est assuré de se faire encorner. »

                                                                                                                 Fred Vargas 

 

 

 

 

Premier Tercio

 

 

Soudain, les ténèbres. Ondulations de brumes noires, à mi-chemin entre les nuances charbonneuses et l’opacité des granits. L’obscurité dévore le Néant et répand, en un souffle fétide, un voile opaque dont les contours rugueux prennent les allures d’un cercle monotone transpercé de gravats. 

Par delà les rivières et les étangs noirâtres, l’ordre inversé du monde lâche, à vau-l’eau, des ombres fantomatiques tels des hussards en perdition. 

Canem, le chien féroce aux yeux jaunes sulfurant de décrépitude, Scorpionem, le scorpion rampant aux appétits voraces et Anguis le serpent sifflant telle une bête assoiffée de décrépitude vénéneuse sont parvenus à faire régner le désordre totalisant. 

Dans l’air vicié, les mouches ont élu domicile. Et dans leur bourdonnement gris anthracite, sans sursis, flotte, incertaine, la terreur omniprésente. Et déconcertante. 

 

Le sacrifice de Taurus aura été vain. 

Le blé, issu de sa colonne vertébrale a appâté Canem qui, avec voracité, s’est empressé de dévorer le grain nourricier. 

Quant à la semence que ma sœur Luna devait recueillir afin d’en créer des animaux utiles, Scorpionem et Anguis s’en sont donné à cœur joie, de serrer les testicules du taureau jusqu’à l’étouffement, empêchant ainsi le recueillement de sa vivifiante semence. 

 

Et me voilà, moi, Sol, noyé dans la crainte acariâtre, voué à la vanité obscure, seul, face aux Forces du Mal. Me voilà condamné à n’être plus qu’un faible halo, dans un ciel brûlé par ces soldats maléfiques que sont Canem, Scorpionem et Anguis. 

Je redoute de devenir moi-même un néant. Un Soleil qui n’est plus qu’une illusion stérile. 

Vais-je me laisser happer par ces ténèbres, au risque de laisser l’univers se muer en un monde apocalyptique, sous l’égide de ces bêtes assoiffées de Mal, se nourrissant pour se régénérer, de maléfices immondes ? 

 

Mais, si je cède ; si je me laisse faire ; si je succombe à leurs forces réunies, qu’adviendra-t-il de Luna, ma douce et lumineuse sœur ? Qu’adviendra-t-il de l’Univers ? Qu’adviendra-t-il de moi, Sol ? 

Le dieu du Soleil, de la lumière et de la chaleur, peut-il s’évanouir, vaincu, dans les ténèbres et entraîner ainsi, la fin du cycle des saisons ? 

Je secoue mes rayons. Geste dérisoire. Tentative quasiment vaine de révolte. 

À chaque secousse, l’obscurité profonde est transpercée par une faible lueur qui se fige, un instant, se suspend sur les yeux jaunes de Canem, tantôt ; se mortifie sur la langue écumeuse de bave de Anguis tantôt ; s’immobilise, comme figée, sur la carapace noirâtre de Scorpionem.

Retenant mon souffle attiédi, je sais qu’ils sont à mes trousses. Je sais que leur faim est sans fin. Et que leur appétit est d’une voracité inégalée. 

Je sais que Taurus ne leur a pas suffi. Ils veulent d’autres proies. Moi. Puis Luna, ma sœur, cachée derrière un nuage, et qu’ils tentent de leur haleine fétide et sulfureuse, de dissiper. Pour la neutraliser. À jamais. 

Il me faut agir. Lutter contre ce trio démoniaque, ces fous furieux et glapissants à la bave mortuaire et fétide. 

Il me faut agir. 

Pour cela, il me faut patienter. Trouver le bon angle pour contre-attaquer. 

Et lutter pour la survie de l’Univers. Qui passe par ma survie. 

Et par la survie de Luna. 

 

 

Deuxième Tercio

 

Voici venu enfin l’équinoxe du Printemps. Ce moment tant attendu. L’ultime chance pour tenter de mettre en échec les Forces du Mal. Et dompter les ténèbres. 

L’équinoxe.

Moi, Sol, je me situe à présent au niveau du Taureau. C’est le moment ou jamais. 

Je ne peux me résigner à me dissoudre dans les ténèbres. Pas moi. Pas l’astre solaire. 

Et dans l’ombre, je mobilise mes dernières énergies, en un champ lumineux qui rayonne tant et si bien que je touche au but. Je le sens. 

Soudain, une percée inespérée. 

Soudain, jaillissant des contrées obscures, l’œuf cosmique, surgit… Mithra. 

Près d’une source sacrée illuminée par mes rayons circulaires, le dieu Mithra, sous mon regard ahuri, jaillit d’une pierre, à l’ombre d’un If séculaire et sacré. 

Il surgit, muni d’une torche et d’un couteau. Et il se penche, tête baissée, en direction de la source. 

Et il boit. 

Et Mithra engendre l’Univers. De nouveau. Un Univers autre. 

Un cosmos paré d’or et de lumière. 

De loin, me parvient le rire cristallin de Luna. Le signe que j’attendais. Que j’espérais. 

Je darde mes rayons, langoureusement, saluant ainsi l’avènement du dieu Mithra, vêtu d’une cape gigantesque dont les pans de velours laissent entrevoir un ciel étoilé, scintillant, au cœur des ténèbres. Et, sur son bonnet phrygien, un rai de lumière, je dépose. 

 

Non loin de la source sacrée, Canem se met à aboyer. Hurlements de mauvais augure auxquels se mêlent les bruits de claquement furieux émis par Scorpionem en colère et le martèlement furieux et incisif de la langue de Anguis. 

Ils ont flairé le danger ; la présence menaçante de Mithra les torture. 

Déjà, par cette cacophonie qui noie le rire de Luna, je sens que la bataille est loin d’être gagnée. Qu’il me faut agir vite, à la faveur de l’équinoxe du Printemps. Avant qu’il ne soit trop tard. 

 

De la force de mes rayons, j’enveloppe Mithra dans une boule de feu. Je le pousse, je l’incite à fuir la fournaise ; cette fournaise que je génère sciemment. 

Suffocant sous l’effet de la chaleur extrême, je l’observe qui cherche à s’abriter. 

D’un pas alourdi, il s’avance, péniblement, vers une grotte, en contrebas. 

Je le suis du regard. Il pénètre à l’intérieur de la grotte. Jusqu’au fond. 

 

À l’abri des assauts de mes rayons solaires, déployés, Mithra se laisse tomber, reprenant peu à peu, son souffle. 

Tout à coup, un bruit. Bruit issu des tréfonds de la grotte. 

Les oreilles aux aguets, Mithra frémit, tend ses narines, hume profondément l’air de la grotte. Il n’est pas seul. 

Cette grotte est habitée. 

 

Mithra ne le sait pas encore mais cela fait partie de sa mission. Ce pourquoi j’ai invoqué sa renaissance. Ce par quoi doit s’effectuer l’itinéraire qui mène de l’ombre à la lumière.

Le passage obligé. Le transitus nécessaire. Le sacrifice du Taureau. Un ultime sacrifice en vue de contrer les Forces du Mal. Car moi, Soleil, je sais qu’il faut un sacrifice pour la garantie de l’ordre de l’Univers. Et pour accéder à la lumière. 

Et l’objet du sacrifice… se trouve tapi, au fond de cette grotte isolée. 

Il suffit à Mithra d’avancer vers les entrailles de la grotte et…

 

Subitement, un son de cavalcade fait trembler les parois de la grotte. Un son de cavalcade si tonitruant que Mithra est pris de tremblements. 

Il lève la tête, se hisse sur ses jambes, se laisse guider par ce son et avance, d’un pas prudent.

Soudain, il s’immobilise. 

Au fond de la grotte, un étrange tableau. Une vision saugrenue. 

 

Europa, fille du roi de Tyr, ville de Phénicie, à cheval sur un taureau excité, le fixe, suppliante. 

Mithra réalise, hébété, que ce taureau n’est autre que… Zeus. Le ravisseur d’Europa. 

Hypnotisé par cette vision surnaturelle, Mithra ne sait que faire. 

Europa. Longue hésitation. Europa, captive. 

Avancer, tenter sa délivrance ? Battre en retraite ? 

Un battement d’ailes l’arrache à son trouble paralysant. Un Corbeau fonce droit sur lui. 

Se pose sur son épaule. 

 

-dieu Mithra, c’est Soleil qui m’envoie. Je suis son messager. L’Univers court à sa perte. Mais vous pouvez encore le sauver. Sinon, les Forces du Mal vaincront. Et ce sera irrévocable. 

-Et comment faire ? 

-Vous devez réaliser un sacrifice. Soumettre ce taureau. Le neutraliser. Et lui enfoncer votre couteau dans le flanc. 

-Ce taureau ? Celui-ci ? Soleil sait-il seulement qui est ce taureau ? 

-Soleil sait tout. 

 

 

 

Troisième Tercio

 

 

 

La grotte, d’un rayon de soleil, s’est muée en arène. 

Face à Zeus le taureau, Mithra le Matador scintille dans son habit de lumière composé d’une chaquetilla brodée d’or et d’une culotte de peau tannée aux tons jaunes, qui lui arrive jusqu’à mi mollets. 

Sur sa tête dressée fièrement, un castorenõ complète cette tenue d’apparat. Pourtant, en face le Taureau n’a rien d’une simple bête. L’enjeu est de taille. La vie ou la mort. Car l’issue de ce combat ne peut être que tragique. 

Et la faena, sanguinaire. 

Tandis que Mithra secoue sa muleta rouge, prêt à bondir sur lui, Zeus le taureau regarde, une dernière fois, en direction d’Europa, assise à l’entrée de la grotte, sous la garde du Corbeau. 

Sa longue chevelure aux éclats dorés scintille de mille feux, sous les rayons généreux de Soleil. 

À quelques lieues de là, Canem aboie sans interruption. Scorpionem gratte frénétiquement, de ses pinces le sol, zébrant l’Univers de rides profondes. Anguis, lui, enduit de son venin gluant, les pourtours de la source sacrée. 

Si Mithra échoue, ils nous réduiront à néant. 

 

Mithra. Le voilà qui fonce sur le taureau, agitant furieusement sa muleta. Il l’approche. Le saisit par les cornes. Corps à corps d’une violence inouïe. Bruits de lutte. Acharnement de Mithra. Résistance active du taureau qui tente d’encorner son assaillant. 

D’une ritournelle, Mithra parvient à se hisser sur le taureau. À le monter. 

Galop sauvage. Galop endiablé du taureau déchaîné. 

Il parvient à déstabiliser Mithra, qui tombe lourdement. 

Mais Mithra ne se laisse pas abattre. De nouveau, il s’accroche aux cornes du taureau, le traîne, encore et encore ; le traîne longtemps, jusqu’à l’étourdir. Jusqu’à l’épuiser. 

À bout de forces, le taureau se retrouve les pattes arrière ligotées. Et chargé sur les épaules de Mithra. Comme une vile cargaison. 

Rasséréné, Soleil aperçoit Mithra qui surgit de la grotte, le taureau sur ses épaules. 

Le transitus. Enfin. 

Soulagement de Soleil qui, de nouveau, sollicite son messager le Corbeau. 

 

-dieu Mithra, Soleil vous demande d’accomplir le sacrifice. Maintenant. 

 

Sans plus attendre, Mithra se saisit de son couteau et l’enfonce dans le flanc du taureau. De Zeus, le taureau. 

Sous le regard ébahi d’Europa, le sang du taureau se déverse sur le sol, l’abreuve, le transformant en torrents rougeâtres. 

Ne pouvant lutter contre ce courant dont la force est supérieure, Canem, Scorpionem et Anguis sont emportés par les flots sanguins. 

Les Forces du Mal, noyées. 

 

Regardant par-dessus son épaule en direction de Soleil, Mithra le salue d’un clin d’œil.

Sous ses pieds, le sang du taureau fertilise le monde. Et de ce sang rouge brun, renait la Lumière. 

Délivrée, Europa, sans qui le sacrifice salutaire du taureau n’aurait pu avoir lieu, accède ainsi à l’immortalité. Avec la bénédiction de Soleil, et de sa sœur Luna. 

Et, sur cet univers neuf aux tons d’or et de rouge ocre, retentit soudain un air de Carmen, annonciateur d’un gigantesque banquet, où trône Apollon, venu, sur son char, pour emmener Mithra vers le ciel. 

Les accords de Carmen s’élèvent de plus belle, flattant les oreilles d’Europa, chatouillant le bec du Corbeau, caressant les rayons de Soleil et dévoilant les courbes tout en rondeurs, de Luna. 


Mithra, depuis les cieux, aux côtés d’Apollon, sourit tout en agitant un étendard orange. 

Par son sacrifice, il vient d’offrir à l’Univers et aux hommes, l’espoir d’une vie, au-delà de la mort. 

Et au-delà de cet univers, c’est une autre corrida qui l’attend. Dans les contrées d’Apollon. 

 

 

                                    Trois cycles plus tard…

 

 

« Si je n’avais été peintre, j’aurais aimé

être picador. » Picasso 

 

 

Au royaume de Sol. Solstice d’été.

 

Sol s’est levé avec un sentiment de malaise. Le sentiment d’une menace sournoise. 

Un sombre pressentiment. Comme si, quelque part dans l’Univers, les forces du Mal étaient de retour, s’apprêtant à lancer un nouvel assaut. 

Sensation dérangeante. D’autant plus dérangeante que, tout en illuminant de ses rayons les arènes de Nîmes, la Cité du royaume de Sol, une cité du Gard, au Sud de la France, en ces contrées d’Europa, il en frissonne. 

Sol se dit que, ce matin, en ce jour de Solstice, les lieux étendus sous ses pieds paraissent trop paisibles. Trop paisibles pour durer éternellement. 

 

À qui en parler ? À qui confier mes craintes ? À Luna, ma petite sœur ? Et si je me trompais ? La tracasser inutilement ? 

Reste le Corbeau. Oui. Lui seul pourrait être mis dans la confidence. 

Perdu dans mes interrogations, je me ressaisis. Un voile nuageux m’étreint. C’est sans doute un signe. 

Je convoque sans attendre, le Corbeau. 

 

-Ami Corbeau, je suis préoccupé. Ces nuages épais, en ce jour …

-Vous aussi, dieu Sol ? J’hésitais à m’en ouvrir à vous. 

-De quoi s’agit-il ? Dites-le moi, ami Corbeau.

-Depuis hier nuit, je ne saurais le dire… j’ai l’impression que l’ombre est de plus en plus épaisse. Et… qu’il se trame quelque chose de maléfique dans l’ombre.

-Quelque chose de maléfique ? Comme quoi ?

-Il m’a semblé entendre des serpents ramper. Et j’ai eu, du haut de mon arbre, comme qui dirait, une vision monstrueuse.

-Une vision ?

-Oui. On aurait des milliers de scorpions unis en un bataillon. Un entrechoquement de carapaces rigides, noires… et… derrière eux…

-Qu’ y avait-il à l’arrière ? 

-Une meute de chiens enragés. 

-Les forces du Mal sont donc de retour… c’est bien ce que je craignais. Mon pressentiment est loin d’être anodin. 

-Pourtant, dieu Sol, le sacrifice du taureau… par Mithra, il les a anéantis, non ? 

-Il aurait dû les anéantir, en effet. Mais, s’ils se préparent à nous assiéger, c’est qu’ils n’ont pas été anéantis. Ils ont été neutralisés. Pour un temps. 

-Mais, comment est-ce possible ? Et pourquoi ? Il doit bien y avoir une explication à cela ! Le dieu Mithra a été jusqu’au bout !

-C’est ce que je croyais. Pourtant, à la lumière de tes visions et de ce voile nuageux qui s’épaissit au fur et à mesure, je n’en suis plus très sûr.

-Que faire ? Il nous faut enrayer leur progression !

-Il va falloir que tu t’envoles jusqu’au royaume d’Apollon. Sonder Mithra. Il est le seul à détenir les réponses. 
Pars, ami Corbeau. Pars sans tarder. Il y a urgence. Qui sait s’ils ne sont pas déjà bien avancés ? Qui sait s’ils ne sont pas déjà aux portes de la Via Domitia, sur le point de traverser l’aqueduc romain ? 

 

 

 

Mont Olympe, au royaume d’Apollon. Solstice d’hiver.

 

-Mes hommages, dieu Apollon. Vous avez bien le bonjour du dieu Sol.

-Que me vaut ce ramage, messager Corbeau ? 

-Le dieu Sol m’envoie m’enquérir auprès du dieu Mithra, d’un fait de la plus haute importance. Une question de vie ou de mort. 

-De vie ou de mort ? Quel est ce funeste discours ? À quoi faites-vous allusion ? 

-Les forces du Mal. Elles sont de retour. 

-Ah ! Et donc le répit n’aura été que de courte durée. Je m’en doutais, qu’il ne fallait point se fier à Zeus. Je suis bien placé pour le savoir. Mon père est le maître de l’entourloupe. 

-Zeus ? Le taureau ? Comment se méfier d’un taureau qui a été mis à mort ? 

-Hélas… Hélas pour vous, il n’a pas été mis à mort, contrairement à ce que vous pensez, Sol et toi. 

-Comment ça ! Il n’a pas été mis à mort ? Le blé, sa semence recueillie, son sang qui a régénéré l’Univers, noyé les Forces du 

Mal … 

-C’était un autre taureau. Que j’ai substitué à Zeus, au moment du sacrifice. Ce n’était pas Zeus.

-Mais… pourquoi ? 

-Parce que Zeus, mon père… le taureau… a bénéficié d’un indulto.

Comme tout taureau dont la bravoure est reconnue. Comme tout taureau exceptionnel. 

-Mais, vous nous avez dupés ! Et voilà que les Forces du Mal surgissent à nouveau de l’ombre, prêt à conquérir l’Univers. Comment allons-nous faire, à présent ? Et où est le dieu Mithra ? 

-Zeus nous a tous dupés. Il avait promis, en reconnaissance pour l’indulto, de laisser Europa en liberté, ainsi que son royaume, et d’anéantir les Forces du Mal. 

Quant à Mithra, il est, quelque part, dans les sphères, occupé à défier Zeus, en un mano a mano, éternellement recommencé. 

-Ô dieu Apollon ! Il nous faut les retrouver. Le sacrifice doit être exécuté. Sans quoi…

-Retournez auprès du dieu Sol. Il va avoir besoin de vous. Je vais me mettre en quête de Mithra et de Zeus. Et vous les ramener. 

-Par Jupiter ! Pourvu que vous réussissiez ! Pourvu que vous réussissiez ! Avant l’avènement d’Armageddon. 

-Que les foudres de Jupiter me propulsent ! Que le trident de Poséidon me mène au plus tôt vers eux ! Partez, messager Corbeau ! Que Gaïa vous garde en sa protection !

Nîmes, royaume de Sol. Équinoxe du Printemps.

 

L’obscurité est tombée sur l’amphithéâtre, noyant l’attique des arènes de Nîmes et les soixante arcades dans une brume ténébreuse et opaque.

Sur les gradins, à la faible lueur d’un quart de rayon de Soleil, l’on discerne les silhouettes menaçantes. Partout, grouillent des milliers de chiens sans queues, des milliers de serpents se contorsionnant à l’envi ; et des centaines de milliers de scorpions, portant au niveau de leur abdomen, des aiguillons venimeux surdimensionnés. 

Toutes les corridas ont été suspendues, face à la meute envahissante. 

Derrière les cieux assombris par une couche épaisse de nuages tenaces et résistants comme un rideau de fer, Sol se désespère. 

À ses côtés, Luna sa sœur se morfond dans le noir silence de cette fin du monde. 

Quant à Corbeau, il se tien coi, tel un prédateur frustré qui ne distingue plus, dans l’ombre environnante et asphyxiante, ni escargot ni lézard. 

Aucune nouvelle d’Apollon. Ni de Mithra. Ni de Zeus. 

Au terme de l’Équinoxe du Printemps, il sera trop tard. 

Les arènes de Nîmes passeront entre les griffes des Forces du Mal. Et l’Univers sombrera à jamais, dans les ténèbres éternelles. 

Ce qui fut, jadis, « une arène inondée de soleil », deviendra une arène noyée dans les ténèbres. 

 

-Ami Corbeau, toujours rien ? N’aperçois-tu aucune des neufs muses d’Apollon ?

-Hélas, dieu Sol, je ne vois que du noir, profond. Rien que du noir. Une étendue de noir. 

-N’entends-tu pas le son de l’arc d’Apollon, ni celui de sa cithare ? 

-Hélas, dieu Sol… je ne vois rien. Je n’entends rien. Si ce n’est les bêtes hurlant en bas. Criant déjà victoire. 

Luna, tout en gémissant, dit d’une voix tremblante : 

-Cher frère, astre lumineux d’entre les astres, se pourrait-il qu’Apollon nous ait abandonnés ? Après tout, Zeus n’est autre que son père…

-Je l’ignore, petite sœur. Je l’ignore. Je me refuse à y croire. Il est, comme moi, un dieu de la lumière. Il ne peut nous condamner à l’obscurité sans se condamner lui-même. 

En bas, dans les arènes, le grouillement se fait plus intensément cacophonique. Les aboiements plus sauvages. 

-En même temps, chuchote le Corbeau, avec une telle meute en furie et grondante, qui pourrait entendre, ne serait-ce que le son d’une lyre ?

 

Venue de nulle part, inattendue, une pluie diluvienne s’abat, telle une marée en furie. Trombes foudroyantes qui se déversent sur les arènes, noyant la meute des envahisseurs dans des déluges sans précédents. 

De mémoire de Soleil, c’est du jamais-vu.

Au-dessous des nuages, c’est un spectacle de désolation effroyable. 

Puis, sans transition aucune, la pluie s’interrompt. 

Dans le morne silence, s’élève un son de lyre. 

Sous l’impulsion de ces accords insoupçonnés jusque-là, les nuages épais commencent à se dissiper. 

Émerveillé, le Corbeau se fige. 

Soleil, abasourdi, détend timidement ses rayons. 

Faible percée lumineuse dont l’intensité croît progressivement, au rythme de la lyre. 

S’exprimant presque en chuchotant, Luna laisse tomber ces mots :

-Apollon… nous sommes sauvés. 

 

À des milliers de cieux plus bas, dans les arènes, règne un silence de début de monde. 

Plus aucune trace des chiens enragés. Disparus, les serpents. Les scorpions, emportés par les eaux. 

Sur un gradin, du côté de l’aile gauche, Canem, Scorpionem et Anguis, chancelants, frétillent encore. 

Obliquant à l’Ouest, c’est, hébété, que je discerne, dans les nuées, Apollon… suivi de Mithra et de Zeus. Et qui se rapprochent de nous, à grande fanfare. 

 

-Sol, énonce Apollon, sur un ton pompeux. Je vous ramène Mithra et Zeus le taureau. 

-Ô dieu des lumières ! Vous nous rapportez la Lumière. Cependant, afin qu’elle perdure, il faut…

-Oui, Sol. Il faut un sacrifice. Je le sais, hélas. Mais… le taureau… Zeus… c’est…

-Votre père, Apollon. Oui, je sais la difficulté à sacrifier son propre père. Mais…

-Le sacrifice aura lieu, Sol. Selon votre volonté. Mithra affrontera le taureau. Il ne peut en être autrement. La pérennité de l’Univers en dépend. 

J’aurais, toutefois, une condition. 

-Laquelle ?

-Le taureau… Zeus, devra bénéficier d’un indulto.

-Notre sauvetage ne sera donc que de courte durée. 

-Pas si à chaque cycle de saisons, une corrida a lieu, Sol. 

-Un mano a mano cyclique ? 

-Un mano a mano cyclique. Pour la survie de l’Univers. Pour que les arènes de Nîmes résonnent encore et encore les clameurs de la foule venues acclamer les matadors et les picadors. Pour que Europa, depuis le Sud de la France, rayonne encore et encore. 

-Qu’il en soit ainsi, dieu Apollon. 

-Qu’attendez-vous donc, dieu Sol ? Parez les arènes de Nîmes de mille feux ! Et vous, Mithra, revêtez vos habits de lumière ! « Une arène inondée de lumière » s’offre à vous. Soyez-en à la hauteur ! 

 

Dans les cieux lavés et dans les arènes rutilantes de mille feux, un air de Carmen s’élève, étourdissant Canem, Scorpionem et Anguis qui savent, désormais, que leur défaite est irrévocable. 

Mithra et le taureau entrent dans l’arène, au grand bonheur de Luna qui sourit tel un croissant d’or. 

 

 

Si un jour vous passez par les terres d’Europa, dirigez-vous vers le Sud de la France. 

Laissez-vous porter jusqu’aux arènes de Nîmes. Là, à chaque cycle de saison, Mithra et Zeus le taureau, continuent à s’affronter dans une « arène inondée de soleil ».

Et, si vous tendez l’oreille, vous entendrez cet air inouï de Carmen. Qui résonne encore, au-dessus des gradins. C’est sans doute la lyre immortelle d’Apollon.

 

 

 

 

 

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